III
— Tu voulais me voir, grand-mère ?
Ipy arrivait chez Esa. Il tenait une fleur entre les dents et, avec son petit sourire insolent, il avait l’air très satisfait de lui-même et de la vie en général.
— Si tu peux m’accorder quelques instants d’un temps que je sais précieux…
La vieille femme plissait les paupières pour mieux voir son petit-fils, que le ton acerbe de sa grand-mère ne paraissait pas impressionner autrement.
— Il est vrai, répondit-il, que j’ai eu beaucoup à faire aujourd’hui. J’ai veillé à tout depuis que mon père est parti pour le temple d’Isis.
— Les jeunes chacals aboient fort !
Imperturbable, Ipy reprit :
— J’imagine, grand-mère, que ce n’est pas là tout ce que tu as à me dire ?
— Certainement pas ! Pour commencer, je te ferai remarquer que cette maison est en deuil et que la dépouille de ton frère Sobek est actuellement entre les mains des embaumeurs. Cependant, ton visage est joyeux comme si nous vivions un jour de fête !
Ipy haussa les épaules.
— Tu n’es pas une hypocrite, Esa. Pourquoi voudrais-tu que, moi, je déguise mes sentiments ? Tu sais fort bien qu’il n’y avait aucune affection entre Sobek et moi, qu’il a toujours fait tout ce qu’il a pu pour m’être désagréable et qu’il me traitait comme un enfant. Il m’assignait des besognes humiliantes, il se moquait de moi et, quand mon père a songé à m’associer à ses affaires en même temps que mes deux aînés, c’est lui qui l’a persuadé d’en rien faire.
— Tu es sur de ça ?
— C’est Kameni qui me l’a dit.
— Kameni ?
Esa rejeta sa perruque sur le côté pour se gratter le crâne.
— Kameni, reprit-elle. Voilà qui est intéressant !
— Il tenait le renseignement d’Henet… et nous savons tous qu’elle est au courant de tout !
— Pour une fois Henet était mat informée. Tes deux frères, c’est vrai, te trouvaient un peu jeune pour entrer dans l’association. Mais, en réalité, c’est moi, oui, moi, qui ai décidé ton père à ne pas donner suite à sa première intention.
— Toi, grand-mère ?
Le jeune homme roulait des yeux stupéfaits. Revenu de sa surprise, laissant tomber la fleur qu’il avait aux lèvres, l’œil sombre, il demanda :
— Pourquoi as-tu fait ça ? En quoi est-ce que cela te regardait ?
— Les affaires de ma famille sont mes affaires !
— Et mon père t’a écoutée ?
— Pas tout de suite !… Seulement, Mon beau garçon, je vais t’apprendre quelque chose. Les femmes, à force d’expériences, finissent, quand elles ne le savent pas de naissance, par découvrir l’art de tirer parti des faiblesses des hommes. Tu te souviens peut-être que j’avais dit à Henet, ce soir-là, de transporter la table de jeu sous le porche ?
En effet. J’ai joué avec mon père. Et alors ?
— Vous avez fait trois parties. Comme tu joues mieux que lui, tu l’as battu trois fois.
— C’est vrai. Alors ?
— Alors, c’est tout.
Fermant les yeux, elle ajouta :
— Ton père, comme tous les joueurs qui ne sont pas très forts, n’aime pas perdre, surtout quand il se mesure avec un gamin. Il s’est donc souvenu de ce que je lui avais dit… et il a décidé que tu étais effectivement trop jeune pour devenir son associé.
Ipy se mit à rire, d’un rire assez désagréable.
— Tu es très forte, Esa ! Tu es vieille, mais tu es très forte et je suis plus que jamais convaincu qu’il n’y a que deux personnes intelligentes dans la famille, toi et moi. Tu as gagné la première manche, mais la seconde sera pour moi. Je te conseille de faire attention.
— Sois sûr que je n’y manquerai pas. Et, une gentillesse en valant une autre, je te conseillerai, moi aussi, de faire attention à toi ! Un de tes frères est mort, l’autre a été tout près de le suivre dans le tombeau. Tu es, toi aussi, un fils d’Imhotep. Tu pourrais t’en aller, toi aussi !
Ipy ricana avec mépris.
— Il n’y a pas de risques !
— Pourquoi ? N’as-tu pas, toi aussi, menacé Nofret ? Ne l’as-tu pas, toi aussi, insultée ?
— Nofret !
Jamais le nom de la morte n’avait été prononcé avec un tel dédain.
— Vois-tu, grand-mère, reprit-il, là-dessus, j’ai mes idées. Je peux te garantir que Nofret et ses petits tours de magie ne me tourmentent pas. Qu’elle fasse de son mieux, ça ne me gêne pas !
Quelqu’un dans son dos poussa un cri : c’était Henet qui entrait dans la pièce.
— Imprudent ! s’écria-t-elle d’une voix alarmée. Défier la morte ! Surtout quand nous savons ce dont elle est capable ! Et tu n’as seulement pas une amulette pour te protéger !
— Une amulette ? Je me protège tout seul. Laisse-moi passer, Henet ! J’ai à faire. Ces paresseux de paysans ne tarderont pas à s’apercevoir que, maintenant, ils ont un vrai maître pour les surveiller.
Écartant Henet de son chemin, Ipy sortit de la pièce à grandes enjambées. Henet commençait à geindre et à se lamenter quand Esa, brusquement, l’interrompit.
— Assez de gémissements, Henet, et cesse de te tracasser pour ce gamin. Il sait ce qu’il fait ou il ne le sait pas, mais, de toute façon, il se conduit de façon bien singulière. Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi tu as dit à Kameni que c’était Sobek qui avait convaincu Imhotep de ne pas porter le nom d’Ipy dans l’acte d’association ?
Henet, pleurnichant à son ordinaire, répondit :
— J’ai bien trop à faire dans cette maison pour perdre mon temps à aller raconter des fables de ce genre… et, en tout cas, ce n’est pas Kameni que j’aurais choisi pour confident. Je ne suis certainement jamais allée le trouver pour lui dire ça et, si nous avons parlé ensemble, c’est parce qu’il est venu à moi. C’est un garçon agréable, tu le reconnais toi-même, et je ne suis pas la seule dans cette maison à m’en être aperçue… Il s’en faut !… Si une jeune veuve veut refaire sa vie, il est normal qu’elle choisisse un bel homme… Ce qui n’empêche pas que je ne sais trop ce qu’en penserait Imhotep. Kameni, en fin de compte, n’est qu’un tout jeune scribe et…
— Il ne s’agit pas de ce qu’il est ou de ce qu’il n’est pas ! Lui as-tu, oui ou non, dit que c’était Sobek qui conseillait à Imhotep de ne pas prendre Ipy pour associé ?
— A la vérité, Esa, je ne me souviens pas de ce que j’ai pu ou non lui raconter. Ce dont je suis sûre, c’est que je n’ai pas été le trouver pour lui dire ça ! Mais, dans la conversation, un mot en entraîne un autre et tu sais comme moi que Sobek ne se faisait pas faute de déclarer – et Yahmose aussi, d’ailleurs, bien que moins souvent et moins haut – qu’Ipy n’était qu’un enfant et qu’il n’était pas souhaitable de l’intéresser si jeune aux affaires paternelles. Kameni peut très bien avoir entendu Sobek parler dans ce sens-là et il n’avait pas besoin de moi pour le renseigner ! Je ne fais pas de commérages, c’est mon principe. Mais après tout, je ne suis pas muette et, si j’ai une langue, c’est tout de même pour m’en servir !
— Une langue est quelquefois une arme bien dangereuse, Henet ! Elle peut tuer… et faire pis encore. J’espère, Henet, que la tienne n’est pas responsable d’une mort !
— Tu tiens des propos effrayants, Esa ! Je suis sûre de n’avoir jamais dit à personne que des choses que tout le monde pouvait entendre. Je suis tellement dévouée à toute la famille ! Je donnerais ma vie pour chacun de ses membres. Je sais très bien qu’on n’apprécie pas toujours le dévouement de la vieille Henet, mais ainsi que je l’avais promis à leur mère…
Esa mit fin à ce flot de paroles.
— Ah ! voici la poule d’eau que j’attendais ! On l’a préparée comme je l’avais demandé, avec des poireaux et du céleri. Elle sent délicieusement bon ! Puisque tu es si dévouée à tout le monde, Henet, je t’autorise à en prendre une bouchée… pour le cas où elle serait empoisonnée !
Henet poussa un petit cri aigu.
— Empoisonnée !… Comment peux-tu dire de telles choses ? Un plat qui a été cuit dans notre cuisine à nous !
— Je ne dis pas le contraire, répliqua Esa, mais il faut que quelqu’un le goûte… et pourquoi ne serait-ce pas toi, puisque tu es prête à donner ta vie pour n’importe quel membre de la famille ? Je crois d’ailleurs que ce serait une mort assez douce. Allons, Henet !… Regarde si c’est cuit à point !… Non, non ! Je ne veux pas perdre ma petite esclave ! Elle est jeune et gaie. Toi, Henet, tes plus beaux jours sont derrière toi et, s’il t’arrivait quelque chose, ça n’aurait pas tellement d’importance… Allons, ouvre la bouche ! Délicieux, hein ?… Tu es verte ! J’ai l’impression que ma petite plaisanterie ne t’a pas amusée beaucoup ? Tu ne sais pas sourire !
Gloussant de plaisir, Esa se laissa un instant aller à sa joie puis, redevenant sérieuse d’un seul coup, elle attaqua gaillardement son mets favori.